(Photo : Roger Gbégnonvi, Professeur et écrivain béninois)
Un vieillard sec. Sans âge. Nonagénaire peut-être. Encore bon pied bon œil à cause de son régime alimentaire spartiate. Prévoyants, ses enfants et petits-enfants l’ont amené à recevoir le baptême catholique après trois mois de catéchisme personnalisé et accéléré. Ainsi, à l’heure ultime, ils goûteront au plaisir de la modernité de la messe corps-présent pour l’aïeul. Celui-ci, à qui l’on avait dû forcer la main, avait néanmoins obtenu des siens un délai de réflexion avant d’accéder à l’Eucharistie. Il ne fut donc pas surpris lorsque, sept mois plus tard, son petit-neveu, prêtre, vint le relancer. La tête du jeune homme émergeait d’une onde de robe longue à la blancheur interminable. Le vieil homme le fit assoir et lui parla.
Malgré ce que tu es devenu, tu connais notre bon sens ici : nous donnons à manger aux mânes et aux vaudous, nous ne les mangeons pas. Votre façon de communier avec les esprits supérieurs me semble sorcière. Je ne m’y engage pas. Et je ne perds rien à ne pas m’y engager, car c’est toi-même qui m’as assuré que, avec le baptême, je suis outillé pour voir le dieu de tes maîtres après ma mort. Je suis curieux de le rencontrer, mais j’appréhende le tête-à-tête. Je t’explique pourquoi. J’étais jeune, beau et vigoureux quand tes maîtres sont venus ici m’arracher à tout ce à quoi je tenais et m’ont déporté chez eux. Ils tuaient, et moi, je devais tuer à leurs côtés. Ils tuaient et se tuaient comme je ne peux pas te raconter. J’étais dahoméen, mais ils me disaient sénégalais. C’est leur habitude : pour vous ignorer et vous effacer, ils vous réduisent à ce que vous n’êtes pas. Un jour, ils m’ont découvert sous un tas de cadavres dans un long fossé appelé tranchée. Je respirais encore, et ils m’ont ordonné de continuer à tuer. Alors j’ai joué les fous. Ils ont eu peur et m’ont enfermé dans un asile. Un autre jour, ils ont décidé d’arrêter de tuer, m’ont sorti de l’asile et m’ont renvoyé chez moi.
Ce que je veux dire avec mon histoire, c’est ceci : le dieu de tes maîtres n’est pas un bon dieu. Ses mangeurs n’aiment pas l’homme, ils tuent l’homme en vrac, en ayant enseveli leur dieu dans leur ventre. Car je te le révèle : pendant que là-bas nous tuions l’homme en abondance, tes maîtres n’arrêtaient pas de manger leur dieu. Le cuisinier n’était pas en robe longue comme toi, on l’appelait « aumônier ». Et l’aumônier leur concoctait la chose, et ils mangeaient leur dieu, et l’aumônier, en plus de le manger avec eux, le buvait aussi à leur santé. Étrange. Étrange. Et ce que je veux ajouter, c’est ceci : moi, tout ce que je mange encore est pour améliorer, s’il se peut, ma vieille santé. Or, de manger et de boire leur dieu sans arrêt n’a point bonifié l’esprit de tes maîtres. Ils tuent toujours l’homme pêle-mêle, tu le sais. Tu sais aussi que, des années après cette vaste tuerie difficile à raconter, fatigués de se reposer, ils ont recommencé à tuer. Et ils sont revenus ici harponner des jeunes gens pour les conduire à l’abattoir. J’avais deux fils aptes, mais à cause de ma folie dissuasive en son temps et à cause de tel-père-tel-fils, ils n’ont pas déporté mes deux fils. Ils ont été prudents.
Je ne sais rien du dieu musulman. Mais quand on m’empêche de dormir parce qu’on l’adore dans des entonnoirs hurlants et très haut perchés, je sais qu’on en veut à l’homme et que ce dieu là aussi n’est pas un bon dieu. Et si, grâce à la télé que tu m’as offerte, je vois le vent se lever, la mer se lever avec lui, pour émietter les hommes et leurs œuvres, je sais qu’il n’y a pas de bon dieu. Ici, nos zigzags de survie réunis ne font pas un dieu, et c’est bien ainsi. Revenons à tes maîtres : leur dieu n’est pas un bon dieu. Je ne te le dis pas pour que tu les quittes. Tu as voiture jolie, lunettes fines, pommettes lices. J’apprécie. Tu mourras moins maigre que moi. Mais sois bon envers les dieux, n’en mange aucun. Impute-leur, si tu veux, les horreurs du monde, mais à aucun d’eux n’impute la création du monde, car aucun dieu n’est le porteur des péchés du monde. S’Il existe, il ne faut ni accabler ni manger Dieu.
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