(Photo : Roger Gbégnonvi, Professeur et écrivain béninois)
Poussé à bout par son interlocutrice, Samba Diallo, le héros problématique de ‘‘L’aventure ambigüe’’, confessa que ceux qui ont conquis les Diallobé ont utilisé ‘‘leur alphabet’’ pour pérenniser la domination. Il aurait pu souligner aussi la force du silence inhérent à l’alphabet. Mais aux prises avec son identité devenue ambiguë, il ne s’est pas risqué à l’analyse des deux seuls silences, dont le second est porté par l’alphabet.
D’abord le silence de l’univers. Il nous cerne de toutes parts. Nous ne savons pas quoi en faire. Avec nous Blaise Pascal avoue : ‘‘Le silence éternel de ses espaces infinis m’effraie’’. Eternel. Effrayant. Ce silence n’est pourtant pas le néant, habité qu’il est par des souffles multiples et multiformes diversement perçus. Son séjour accidentel au Sahara a familiarisé Antoine de Saint-Exupéry avec ‘‘les silences du désert’’, chacun d’eux ayant un sens. Pour Birago Diop, au flanc du Sahara, tout parle à l’homme au cœur de ce ‘‘silence éternel’’, où ‘‘La Voix du Feu s’entend’’. Dans ce ‘‘silence éternel’’, le fidèle de ECK perçoit partout le son ‘‘HU’’, qu’il traduit et chante comme ‘‘le fil d’or de l’amour qui rapproche l’Âme de Dieu’’.
Au cœur de ce ‘‘silence éternel’’, qui l’effraie, l’homme s’est fait son propre silence, qui fait corps avec l’alphabet. Alphabet-silence pour affiner son existence. Par lui, il se retire en soi pour étudier son moi : qui écrit se lit. Par lui, il se retire de soi pour étudier le monde : qui écrit se délie. Pour réussir introspection et exploration, le sujet, en tête-à-tête avec l’alphabet, éloigne de lui les sujets bruiteurs ou s’éloigne d’eux, pour instaurer le silence-alphabet, porteur de fruits utiles à tous, même à ceux qui n’écrivent ni ne lisent. Car le silence de l’alphabet est le lieu de naissance du génie. Le génie naît de la force du silence de l’écriture. Il n’est de génie que l’individu, homme ou femme, épris d’alphabet. Venu après ceux qui, dans la force du silence, ont longtemps écrit et laissé des écrits nombreux sur un thème précis qui le passionne, il prend ces écrits antérieurs, entre à son tour en silence et en écriture, et ajoute des pages nouvelles au Livre des Savoirs humains. Mozart et Einstein sont le prolongement naturel et ardent de tous ceux qui, avant eux, ont griffonné harmoniques sur harmoniques, équations sur équations, dans la force du silence à leur table d’écriture.
Faute de l’alphabet pour tous, le silence créateur inhérent à l’écrit est blâmé au Bénin : ‘‘Voici un misanthrope. Il a la tête toujours dans les livres.’’ Mais enfermé pour préparer quelque examen ou un recueil de proverbes ou une monographie des grandes figures de son pays, ledit misanthrope fait lecture et écriture subalternes, non créatrices ; il chante ‘‘HU’’, il retourne à l’univers son bien. Il n’est pas l’émule de Mozart ni d’Einstein. Il n’amplifie pas l’héritage. Il le répète dans une société où l’alphabet est l’apanage d’une élite.
Au milieu de ses grigris, le vieil homme, réputé sage, pavoise. Il se gausse des Européens : ‘‘Ils ont inventé l’avion parce qu’ils ne savent pas se déplacer, portés et protégés par les incantations.’’ Au milieu de son jeu de couleurs et de pinceaux, la jeune dame se dit ‘‘vernisseuse’’ ; elle paraît heureuse. Elle et lui relèvent, hélas, de l’analphabétisme intégral dans une société globalement analphabète. De case enfumée en case lézardée, les grigris du vieux échouent dans l’inféconde grisaille de l’occultisme sans faire science ni génie, et, un jour peut-être, certains de ses petits-enfants, en quête d’Europe, iront mourir face à Lampedusa. La jeune dame, qui vernit les ongles, s’oblige parfois au plus vieux métier du monde pour que ses deux enfants, réputés sans-père, ne meurent pas de faim. Et si, adultes et confrontés à la pénurie, eux aussi se mettent en quête d’Europe et de Lampedusa ?!
Pour ces raisons graves et pour d’autres plus graves encore, renversons la vapeur : afin de faire écriture, science et génie, commençons par faire silence au sud du Sahara.
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