(Photo : Roger Gbégnonvi, Professeur et écrivain béninois)
On connaît de Dostoïevski sa célèbre réflexion condensée : « Si Dieu n’existe pas, alors tout est permis » (Les frères Karamazov, 1880). Au regard du parcours des hommes, on inversera le discours : tout est permis grâce à Dieu créé par l’homme à l’image de l’homme, image bipolaire d’ange et de démon. La part du démon est la plus importante, et la preuve que l’homme a créé Dieu pour justifier tout et n’importe quoi. On s’en aperçoit à la lecture des trois Livres Sacrés dans lesquels l’homme, doué d’écriture, a enfermé Dieu, sa créature.
Dès la Genèse, l’homme campe Dieu en père fouettard, vindicatif, sans miséricorde. Dieu chasse de chez lui et livre à l’errance ses deux seuls enfants, Adam et Eve. Il est vrai que l’homme ne supporte pas ceux qui l’incommodent. Les bateaux de migrants qui sombrent ? La belle affaire ! Pour punir Pharaon, Dieu, la créature de l’homme, a noyé son armée. Temps glorieux de l’Exode, dont Dieu avait annoncé les couleurs, caché « dans une flamme de feu ». Car il a été créé dans le chaudron du désert sous le signe du feu. Pascal s’en souvint dans sa nuit d’extase pour écrire, en exergue, « feu ». Saint-Arnaud, que cite Césaire, s’en souvint sans doute aussi pour accélérer la Mission Civilisatrice : « On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres. » Car Dieu, créé par l’homme, est un farouche guerrier que l’on rencontre casqué presque à chaque page de l’Ancien Testament. Exemple unique pour faire vite, ce morceau du dialogue entre Habaquq et Dieu : « N’est-ce point la volonté de Yahvé Sabaot que les peuples peinent pour le feu, que les nations s’épuisent pour le néant ? » (III/13)
Ce Dieu, créature de l’homme, irradie le Coran de sa volonté vibrante. Pêle-mêle : « …Allah voulait par Ses paroles faire triompher la vérité et anéantir les mécréants jusqu’au dernier » (VIII.7), « Il n’est point de cité [injuste] que Nous ne fassions périr avant le Jour de la Résurrection, ou que Nous ne punissions d’un dur châtiment. Cela est bien tracé dans le Livre [des décrets immuables] » (XVII.58), « Et [rappelez-vous], lorsque Nous avons fendu la mer pour vous donner passage !… Nous vous avons donc délivrés, et noyé les gens de Pharaon, tandis que vous regardiez. » (II.50).
Un jour, Isaïe a créé le personnage masochiste du Serviteur Souffrant, « Objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance…Or ce sont nos souffrances qu’il portait et nos douleurs dont il était chargé » (53/3-4). Le Nouveau Testament fit du Serviteur Souffrant Dieu sanglant, mort sur un gibet, vénéré par les foules. Appelées à contempler avec piété la violence sur Dieu, elles sont appelées à regarder avec sérénité les violences sur l’homme.
Ainsi qu’il arrive à tout créateur, l’homme s’est projeté en Dieu, sa créature. A son corps défendant, peut-être, la part d’ombre en lui a pris le pas sur la part de lumière dans le personnage créé. Dostoïevski l’a remarqué et en fut attristé. Sa réflexion supra signifie que Dieu, proclamé Amour et Miséricorde, est une fiction qui sert à l’homme à justifier pogroms, massacres, camps d’extermination, goulag, djihad, croisades, Rwanda-1994, Vincent de Paul pour les galères, Mère Teresa pour les morts à ciel ouvert, tout ! En 1870, Dostoïevski, dans Les Démons, avait déjà vu juste : « Pour moi, il n’y a rien de plus élevé que l’idée de l’inexistence de Dieu. L’homme n’a fait qu’inventer Dieu afin de pouvoir vivre sans se tuer. »
Or, à force de vivre sans se tuer, grâce à Dieu, tout en répandant laideur et deuil autour de soi, grâce à Dieu, l’homme ne sera pas le dernier à prendre le train d’enfer, grâce à Dieu. Pourquoi donc tient-il à ce modèle de Dieu, alors qu’il pourrait créer Dieu autrement, Dieu Nouveau, investi de tant de lumière et d’ange que l’ombre et le démon en lui seraient résiduels et d’autant plus faciles à contenir ? Ce Thabor, cette Transfiguration, est à la portée de l’homme. L’homme l’accomplira. L’homme créera Dieu autrement. Dieu Nouveau.
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